Vies des grands capitaines/Pomponius Atticus

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Hachette et Cie (p. 450-510).

ATTICUS

I. Titus Pomponius Atticus[1], issu d’une famille aussi ancienne que le peuple romain[2], conserva toujours le rang de chevalier, qu’il avait reçu de ses ancêtres. Il eut un père économe, riche, eu égard au temps d’alors, et surtout très passionné pour les lettres. Selon qu’il les aimait lui-même, il fit instruire son fils dans toutes les connaissances qu’on doit donner au premier âge. L’enfant avait, outre l’aptitude et la docilité de l’esprit, une extrême douceur de figure et de voix ; en sorte que non seulement il saisissait avec célérité les choses qu’on lui enseignait, mais encore il les récitait supérieurement. Aussi, dans son enfance, était-il distingué parmi ceux de son âge, et brillait-il avec trop d’éclat pour ne pas piquer l’amour propre de ses condisciples. C’est pourquoi il les excitait tous par son application et ses succès. De ce nombre furent Lucius Torquatus, Caius Marius le fils, et Marcus Cicéron, dont il sut gagner les coeurs au point qu’ils n’eurent jamais d’ami plus cher que lui.

II. Son père mourut de bonne heure. Étant fort jeune encore, il ne fut pas exempt de péril, à cause de son affinité avec Publius Sulpicius, qui fut tué étant tribun du peuple : car Anicia, cousine germaine d’Atticus, avait épousé Marcus Servius, frère de Publius Sulpicius. Ayant donc vu, après le meurtre de ce dernier, que la ville était troublée par le tumulte de Cinna[3], et qu’on ne lui donnait pas la faculté de vivre avec dignité, sans choquer l’un ou l’autre parti ; les esprits des citoyens étant désunis, tandis que les uns étaient pour la faction de Sylla, les autres pour celle de Cinna ; pensant que c’était un temps propre à suivre son goût pour l’étude, il se transporta à Athènes. Il n’en aida pas moins de ses moyens le jeune Marius, déclaré ennemi de la république, et le secourut de son argent dans sa fuite. De peur que cette expatriation n’apportât quelque dommage à ses biens, il fit passer aussi en Grèce une grande partie de sa fortune.

III. Atticus y vécut de telle sorte, qu’il était, avec raison, très cher à tous les Athéniens. Car, outre qu’il les aidait de son crédit, déjà grand dans un jeune homme, il les assista souvent de ses propres deniers dans les besoins publics. Lorsqu’on était obligé d’emprunter pour acquitter les dettes de l’État, et qu’on ne pouvait le faire qu’à des conditions onéreuses, il s’interposait toujours, et fournissait la somme ; mais s’il n’acceptait jamais d’intérêts, il ne souffrait pas non plus qu’on lui dût au delà du terme convenu. L’un et l’autre était avantageux aux Athéniens, puisqu’il ne permettait pas que leur dette vieillît grâce à sa complaisance, ni qu’elle s’accrût par la multiplication des intérêts. Il ajouta à ce service une autre libéralité ; car il fit un présent de blé à tous les citoyens de manière qu’on en donna à chacun d’eux sept boisseaux, mesure qu’on appelle médimne[4] à Athènes. Au reste, telle était sa manière d’agir, qu’il semblait être à la fois l’égal des derniers et des premiers citoyens. Cela fit qu’ils lui rendaient publiquement tous les honneurs qu’ils pouvaient, et qu’ils désiraient de le faire citoyen de leur ville. Il ne voulut point user de cette faveur, parce que quelques-uns prétendent qu’on perd le droit de bourgeoisie romaine quand on y en ajoute un autre. Tant qu’il fut présent, il s’opposa à ce qu’on lui élevât aucune statue ; mais lorsqu’il fut parti, il ne put pas l’empêcher. Les Athéniens lui en dressèrent donc quelques-unes, à lui et à sa fille, dans les lieux les plus vénérés : car, dans toute l’administration de la république, ils l’avaient eu pour conseil et pour agent. Ainsi ce fut un don de la fortune, que ce premier avantage qu’il eut d’être né préférablement dans une ville où se trouvait le domicile de toute la terre, et de l’avoir à la fois et pour patrie et pour souveraine ; mais ce fut une preuve de sa sagesse, que, s’étant transporté chez un peuple qui surpassait tous les autres en antiquité, en politesse, en savoir, il y fut chéri plus que personne.

IV. Sylla, qui vint à Athènes en quittant l’Asie, eut continuellement Pomponius avec lui, tant qu’il y fut, car il était charmé du bon ton et des connaissances de ce jeune homme. Atticus, en effet, parlait si bien le grec, qu’il semblait né à Athènes. Il s’exprimait, d’ailleurs, en latin, avec tant d’agrément qu’il était clair qu’il y avait chez lui une certaine délicatesse native, et non acquise. Il récitait encore si bien des pièces de vers en grec et en latin, qu’on ne pouvait rien souhaiter de mieux. De là vint que Sylla ne pouvait se séparer d’Atticus, et qu’il désirait l’emmener avec lui. Comme il tentait de le persuader : « Ne cherche pas, je te prie, lui dit Atticus, à me conduire contre ceux qui m’ont fait abandonner l’Italie pour ne pas porter les armes contre toi avec eux. » Sylla, après avoir beaucoup loué la délicatesse de ses sentiments, ordonna, en partant, qu’on lui remît tous les présents qu’il avait reçus à Athènes. Atticus ayant séjourné plusieurs années dans cette ville, quoiqu’il s’occupât autant du soin de son bien que devait le faire un père de famille non négligent, et qu’il donnât tout le reste de son temps ou aux lettres ou aux affaires publiques d’Athènes, rendait cependant à ses amis d’utiles services ; car il allait souvent aux assemblées où se débattaient leurs intérêts, et n’y manquait même jamais dans les occasions importantes. Ce fut ainsi qu’il montra une fidélité singulière à Cicéron, quand il s’enfuit de sa patrie[5] : il lui fit présent de deux cent cinquante mille sesterces. Quand Rome fut plus calme, Atticus revint dans cette ville, sous les consuls Lucius Cotta et Lucius Torquatus, à ce que je crois. Le jour de son départ fut un jour de deuil pour tous les Athéniens ; ils témoignèrent par leurs larmes la douleur qu’ils ressentiraient de sa perte dans la suite.

V. Atticus avait pour oncle maternel Quintus Cécilius, chevalier romain ami de Lucius Lucullus, riche, d’un naturel très difficile, qu’il ménagea si respectueusement que, sans lui donner jamais de mécontentement, il conserva jusqu’à sa dernière vieillesse la bienveillance d’un homme que personne ne pouvait supporter. Par cette conduite, il recueillit le fruit de sa piété. Car Cécilius, en mourant, Ie fit son héritier pour les trois quarts de son bien : héritage dont il retira environ dix millions de sesterces. La soeur d’Atticus était mariée à Q. Tullius Cicéron[6] ; et ce mariage avait été traité par Marcus Cicéron, avec lequel il vivait dans une amitié très étroite, depuis qu’ils avaient été condisciples, et même beaucoup plus familièrement qu’avec Quintus : d’où l’on peut juger qu’en fait d’amitié, la ressemblance des moeurs a plus de force que l’affinité. Il était encore intimement lié avec Quintus Hortensius, qui, dans ces temps-là, occupait le premier rang pour l’éloquence, de manière qu’on ne pouvait distinguer qui le chérissait le plus, de Cicéron ou d’Hortensius. Il vint à bout d’une chose plus difficile encore : c’est qu’aucun sentiment de jalousie ne vint jamais diviser ces deux grands rivaux de gloire, et qu’il fut lui-même le lien qui unit de tels hommes.

VI. Dans les affaires publiques, il se conduisit de façon qu’il était et qu’il paraissait toujours être du meilleur parti, mais qu’il ne s’exposait point cependant aux flots civils, parce qu’il pensait que ceux qui s’y livraient n’étaient pas plus maîtres d’eux-mêmes que ceux qui étaient battus des flots de la mer. Il ne rechercha point les honneurs, tandis qu’ils lui étaient ouverts, soit à cause de son crédit, soit à cause de son mérite, parce qu’ils ne pouvaient ni être recherchés comme dans les anciens temps de la république, ni être obtenus en observant les lois, au milieu des largesses si excessives de la brigue, ni être gérés sans péril à l’avantage de la république, les moeurs de l’État étant corrompues. Il n’acheta jamais les biens d’aucun proscrit. II ne fut ni répondant ni adjudicataire. Il n’accusa personne, ni en son nom, ni en se joignant à l’accusateur. Il ne comparut point en justice pour son intérêt particulier ; il n’eut aucun procès. Il accepta les préfectures de plusieurs consuls et préteurs qui lui étaient déférées, mais sans jamais suivre personne dans son gouvernement ; il se contenta de l’honneur, et dédaigna le profit pécuniaire ; il ne voulut même pas aller en Asie avec Quintus Cicéron, tandis qu’il pouvait occuper le rang de son lieutenant. Il ne croyait point, en effet, qu’il lui convînt, après n’avoir pas voulu exercer la préture d’être à la suite d’un préteur. En quoi il consultait non seulement sa dignité, mais encore sa tranquillité, puisqu’il évitait même les soupçons de la médisance. D’où il arrivait que l’on était plus flatté de ses égards, puisqu’il les accordait au devoir, et non à la crainte ni à l’espérance.

VII. La guerre civile de César éclata lorsque Atticus avait environ soixante ans. Il usa du privilège de son âge[7], et ne sortit pas de Rome. Il donna, de son bien, à ses amis partant pour se rendre auprès de Pompée, tout ce dont ils avaient besoin. Pompée[8] lui-même ne s’offensa pas de ce qu’il n’était pas venu le rejoindre ; car il ne tenait de lui aucun bienfait éclatant, comme les autres, qui avaient acquis par son moyen ou des honneurs ou des richesses, et qui en partie suivirent son camp bien malgré eux, en partie restèrent chez eux, à son très grand mécontentement. Quant à l’inaction d’Atticus, elle fut tellement agréable à César, que, tandis qu’après sa victoire il imposait par ses lettres des contributions pécuniaires aux particuliers qui ne l’avaient point suivi, non seulement il n’inquiéta point Atticus, mais même il lui accorda la liberté du fils de sa soeur et celle de Quintus Cicéron, faits prisonniers au camp de Pompée. Ce fut ainsi qu’en suivant son ancienne règle de conduite, il évita de nouveaux périls.

VIII. Quelque temps après, César ayant été tué[9], la république paraissait être au pouvoir des Brutus et de Cassius, et Rome entière semblait avoir passé dans leur parti. Atticus, déjà vieux, fut uni de telle sorte avec Marcus Brutus, que ce jeune homme ne vivait pas plus familièrement avec aucun citoyen de son âge qu’avec lui vieillard, et que non seulement il le consultait, mais même qu’il le fréquentait de préférence à tout autre. Quelques-uns eurent l’idée de faire établir une caisse particulière par les chevaliers romains, pour les meurtriers de César. Ils pensaient que ce projet pourrait être effectué, si les principaux de cet ordre commençaient à fournir des fonds. Atticus fut donc sollicité par Caius Flavius, ami de Brutus, de vouloir bien être à la tête de cette affaire. Mais lui, qui croyait qu’il faut rendre des services à ses amis sans esprit de parti, et qui s’était toujours tenu éloigné de ces sortes d’intrigues, répondit que, si Brutus avait besoin de sa fortune, elle était tout entière à sa disposition, mais qu’il ne conférerait ni ne se concerterait là dessus avec qui que ce fût. Ainsi ce concert de volontés fut rompu par le dissentiment du seul Atticus. Peu de temps après, Antoine commença à être le plus fort ; en sorte que Brutus et Cassius, voyant qu’ils n’avaient plus rien à espérer du côté des provinces[10], dont le gouvernement leur avait été donné, pour la forme, par les consuls, partirent pour l’exil. Atticus, qui n’avait pas voulu fournir de l’argent conjointement avec les autres, tandis que ce parti florissait, envoya cent mille sesterces en présent à Brutus vaincu et sortant de l’Italie. Il lui en fit donner encore trois cent mille en Épire, et n’adula pas plus la fortune d’Antoine qu’il n’abandonna Brutus et Cassius abattus.

IX. La guerre se fit ensuite auprès de Modène. Si, dans cette circonstance, j’appelle Atticus seulement prudent, j’en dis moins que je ne dois, puisqu’il fut plutôt devin, si l’on doit appeler divination cette constante sagesse naturelle, qu’aucun accident n’augmente ni ne diminue. Antoine, déclaré ennemi de la république, avait abandonné l’Italie ; il n’y avait aucune espérance qu’il fût rétabli. Non seulement ses ennemis, qui alors étaient très nombreux et très puissants, mais encore ses partisans se donnaient à ses adversaires, et espéraient trouver quelque avantage à lui faire du mal. Ils poursuivaient ses amis ; ils cherchaient à dépouiller sa femme Fulvie ; ils se disposaient à faire périr ses enfants. Quoique Atticus jouît de l’intime familiarité de Cicéron, qu’il fût grand ami de Brutus, non seulement il ne se prêta point à maltraiter Antoine, mais au contraire, il protégea, autant qu’il put, ses amis qui s’enfuyaient de la ville ; il les assista de tout ce dont ils avaient besoin. Il rendit surtout à Publius Volumnius[11] de tels services, qu’il n’aurait pas pu en recevoir davantage d’un père. Quant à Fulvie, comme elle était embarrassée de procès et qu’elle était tourmentée de grandes terreurs, il la servit avec tant d’attention et de soin, qu’elle ne comparut à aucune assignation sans Atticus, qui lui servit de caution en toute circonstance. Bien plus, comme elle avait, dans l’heureux état de sa fortune, acheté à terme un fonds de terre, et qu’après son désastre elle n’avait pas pu trouver à emprunter pour le payer, il s’entremit dans cette affaire, et lui prêta de l’argent sans intérêt et sans aucun contrat, regardant comme un très grand profit pour lui d’être connu pour un homme qui se souvenait des bienfaits et qui en était reconnaissant, et de faire voir en même temps qu’il avait coutume d’être l’ami, non de la fortune, mais des hommes. Quand il se conduisait ainsi, personne ne pouvait penser que ce fût par politique, car il ne venait dans l’idée à personne qu’Antoine serait un jour maître de la république. Cependant sa façon de penser et d’agir était blâmée de quelques grands, en ce qu’il semblait n’avoir pas assez de haine pour les mauvais citoyens. Mais Atticus, ayant son opinion à lui, considérait plutôt ce qu’il était juste qu’il fît, que ce que les autres loueraient.

X. La fortune tourna, subitement. Dès qu’Antoine revint en Italie, il n’y eut personne qui n’eût pensé qu’Atticus serait dans un grand péril, à cause de son intime liaison avec Cicéron et Brutus. Aussi, à l’approche des généraux[12], il s’était retiré du Forum, craignant la proscription ; il se cachait chez Publius Volumnius, auquel, comme nous l’avons marqué un peu auparavant, il avait porté du secours ; car l’inconstance de la fortune était si grande en ces temps-là, que tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là étaient ou dans la plus haute élévation, ou dans un extrême péril. Atticus avait avec lui Quintus Gellius Canus, qui était de son âge et lui ressemblait beaucoup de caractère. C’est encore une preuve de la bonté de coeur d’Atticus, qu’il ait vécu si étroitement avec un homme qu’il avait connu enfant à l’école, et que leur amitié se soit accrue jusqu’à l’extrême vieillesse. Mais, quoique Antoine eût une si grande haine pour Cicéron, qu’il était l’ennemi non seulement de sa personne, mais encore de ses amis, et qu’il voulait les proscrire, cependant, à la sollicitation de plusieurs des siens, il se ressouvint des bons offices d’Atticus, et, après avoir demandé où il était, il lui écrivit de sa main de ne point craindre et de venir aussitôt chez lui ; qu’il l’avait effacé de la liste des proscrits, lui et Gellius Canus ; et de peur qu’il ne courût quelque danger, parce que ceci se passait de nuit, il lui envoya une escorte. Ce fut ainsi que, dans ces terribles circonstances, Atticus garantit non seulement sa personne, mais encore celle de son ami le plus cher. Il ne demanda point, en effet, la protection de qui que ce fût pour la conservation de sa seule vie, mais tout à la fois pour celle de Gellius, afin qu’il fût évident qu’il ne voulait d’aucune fortune séparée de la sienne. Si l’on comble d’éloges le pilote qui sauve son vaisseau d’une tempête et d’une mer pleine d’écueils, pourquoi n’admirerait-on pas la prudence d’un homme qui, à travers tant et de si violentes tempêtes civiles, parvient sain et sauf au rivage ?

XI. Sitôt qu’il se fut tiré de ces désastres, Atticus n’eut pas d’autre occupation que d’assister les autres de tout son pouvoir. Lorsque le bas peuple, séduit par les récompenses des triumvirs, cherchait partout les proscrits, aucun d’eux ne se retira en Épire[13], à qui il manquât quelque chose ; aucun qui n’obtînt la liberté d’y demeurer pour toujours. Bien plus, après la bataille de Philippes et la mort de Caius Cassius et de Marcus Brutus, il s’occupa de soutenir L. Julius Mocilla, qui avait été préteur, et son fils, ainsi qu’Aulus Torquatus et les autres citoyens abattus par le même sort ; et il donna ordre qu’on leur fît transporter d’Épire en Samothrace[14] tous les objets dont ils avaient besoin ; car il serait difficile de tout détailler, et cela n’est pas nécessaire. Nous voulons seulement faire entendre que la libéralité d’Atticus ne fut ni temporaire ni politique. On peut en juger par les faits eux-mêmes et par les circonstances, puisqu’il ne se vendit jamais aux puissants, et qu’il secourut toujours les malheureux : témoin Servilie, mère de Brutus, à laquelle il ne fut pas moins attaché après la mort de son fils que durant sa plus grande prospérité. Grâce à cette conduite libérale, il n’eut point d’ennemis, parce qu’il ne blessait personne, et que, s’il avait reçu quelque injure, il aimait mieux l’oublier que de la venger. Il gardait une immortelle mémoire des bienfaits reçus ; pour ceux qu’il avait rendus lui-même, il s’en ressouvenait aussi longtemps que celui qui les avait reçus en était reconnaissant. Toute sa conduite prouva la vérité de cette maxime, que « c’est par ses moeurs que chacun se fait sa fortune ». Il ne forma point, cependant, sa fortune, avant de se former soi-même, de manière à ne jamais subir un malheur mérité.

XII. Atticus mérita donc, par ses vertus, que Marcus Vipsanius Agrippa, lié d’une amitié intime avec le jeune César, et pouvant, à cause de son mérite et de la puissance d’Octave, prétendre à quelque parti que ce fût, choisît préférablement son alliance, et aimât mieux épouser la fille d’un simple chevalier romain qu’une descendante d’une famille noble. Le médiateur de ce mariage (car il ne faut pas le cacher) fut Marc-Antoine, nommé triumvir pour constituer la république. Tandis qu’Atticus, par son crédit auprès de lui, pouvait augmenter ses biens, il fut si éloigné de tout sentiment de cupidité, qu’il ne se servit de son crédit que pour écarter par ses prières les périls ou les peines de ses amis. C’est ce qui parut, avec un très grand éclat, au temps même de la proscription. En effet, comme les triumvirs, suivant la manière dont les choses se passaient alors, avaient vendu les biens de Lucius Sauféius, chevalier romain du même âge que lui, qui, conduit par le goût de la philosophie, habitait à Athènes depuis plusieurs années, et qui avait en Italie d’importantes propriétés, Atticus fit si bien, par ses démarches et par son activité, que Sauféius apprit par le même messager qu’il avait perdu son patrimoine, et qu’il l’avait recouvré. Il tira aussi d’embarras L. Julius Calidus, qui fut, selon moi, depuis la mort de Lucrèce et de Catulle, le meilleur poète que notre siècle ait produit, et qui n’était pas moins homme de bien et instruit dans les plus belles connaissances. Calidus, après la proscription des chevaliers, avait été porté absent sur la liste des proscrits, par Publius Volumnius, préfet des ouvriers d’Antoine, à cause de ses grandes possessions en Afrique. Il est difficile de décider si dans ce moment il lui fut plus pénible ou plus glorieux de rendre de tels services ; car on vit bien qu’il eut autant de soin de ses amis éloignés que de ses amis présents.

XIII. Cet excellent homme ne passa pas moins pour un bon père de famille que pour un bon citoyen. Quoiqu’il fût riche en argent comptant, personne ne fut moins acheteur, moins bâtisseur que lui. Il était cependant des mieux logés, et n’usait que des meilleures choses en tout genre. Il avait sur le mont Quirinal la maison Tamphilane, qui lui avait été laissée en héritage par son oncle maternel ; maison dont l’agrément ne consistait pas dans l’édifice, mais dans le bois qui y touchait. Car l’édifice lui-même, anciennement construit, annonçait plus de goût que d’opulence. II n’y fit pas d’autres changements que les réparations que le temps avait rendues nécessaires. Son domestique, à ne considérer que l’utilité, était excellent ; à en juger par l’apparence, il était à peine médiocre. Il s’y trouvait des jeunes gens très lettrés, de très bons lecteurs et beaucoup de copistes ; en sorte qu’il n’y avait même aucun de ses valets qui ne pût remplir d’une manière satisfaisante l’une et l’autre fonction. Les autres artistes, dont le train d’une maison a besoin, étaient également fort bons. Cependant il n’en eut aucun qui ne fût né chez lui, qui n’eût été formé chez lui ; ce qui est un signe non seulement de modération, mais de soin. Car ne pas désirer avec excès ce qu’on voit désirer de la sorte par un grand nombre, cela doit être regardé comme le propre d’un homme modéré ; et se le procurer plutôt par ses soins qu’à force d’argent, ce n’est point l’effet d’une médiocre industrie. Atticus était élégant, non magnifique ; brillant, non somptueux. II recherchait la propreté, mais sans étalage. Son mobilier, modeste et peu considérable, ne pouvait être remarqué d’aucune manière. Je n’omettrai pas non plus un trait qui paraîtra futile à quelques-uns. Étant un des plus riches chevaliers romains, et invitant chez lui fort généreusement des hommes de tous les ordres, nous savons, par son éphéméride, qu’il avait coutume de n’y porter en dépense pour chaque mois, l’un dans l’autre, pas plus de trois mille as ; et nous le disons comme une chose que nous n’avons pas ouï dire, mais que nous avons apprise par nous-même. Car souvent, à cause de notre familiarité avec Atticus, nous avons été dans le secret de ses affaires domestiques.

XIV. Jamais, à sa table, d’autre divertissement que la voix d’un lecteur ; et c’est pour nous la plus agréable. Jamais on ne mangea chez lui sans quelque lecture, afin que les convives n’y goûtent pas moins le plaisir de l’esprit que celui de la bonne chère ; car il invitait des hommes dont les moeurs n’étaient pas éloignées des siennes. Quoiqu’il se fût fait une si grande augmentation à son bien, il ne changea rien de son train journalier, rien de son genre accoutumé de vie ; et il usa d’une si grande modération qu’il ne figura pas peu splendidement avec les deux millions de sesterces qu’il avait reçus de son père, qu’il ne vécut pas dans une plus grande abondance avec dix millions, qu’il n’avait commencé de vivre, et qu’il se tint au même degré dans l’une et l’autre fortune. Il n’eut ni jardin, ni maison somptueuse dans les faubourgs de Rome ou aux bords de la mer ; ni bien de campagne en Italie, excepté ceux d’Ardée et de Nomente ; et tout son revenu consistait dans ses possessions d’Épire et de la ville. D’où l’on peut juger qu’il avait coutume de mesurer l’usage des richesses, non sur la quantité, mais sur la raison.

XV. Atticus ne mentait point, ni ne pouvait souffrir qu’on mentît. Aussi son affabilité était sérieuse, et sa gravité douce et aisée ; en sorte qu’il était difficile de savoir si ses amis le respectaient plus qu’ils ne l’aimaient. De quelque chose qu’il fût prié, il promettait avec circonspection, parce qu’il regardait comme un acte de légèreté, plutôt que de générosité, de promettre ce qu’on ne pouvait pas tenir. Mais aussi, il mettait un si grand soin à pousser l’affaire dont il s’était une fois chargé, qu’il semblait s’occuper, non d’un intérêt qui lui avait été commis, mais du sien propre. Il ne s’ennuya ni ne se rebuta jamais d’une entreprise : car il y croyait son honneur engagé, et il n’avait rien de plus cher. C’est ce qui faisait qu’il menait toutes les affaires des deux Cicéron, Marcus et Quintus, de Caton, d’Hortensius, d’Aulus Torquatus, et en outre celles de plusieurs chevaliers romains ; et on pouvait conclure de là que ce n’était pas par inertie, mais par principe, qu’il fuyait le maniement de celles de la république.

XVI. Je ne puis pas apporter un plus grand témoignage de l’aménité de son caractère, qu’en disant qu’étant jeune il fut très agréable au vieux Sylla, et qu’étant vieux, il le fut au jeune Brutus ; qu’il vécut de telle sorte avec Quintus Hortensius et Marcus Cicéron, tous deux de son âge, qu’il est difficile de décider quel était l’âge avec lequel il sympathisait le mieux. Cicéron surtout l’aima singulièrement, au point que son frère même, Quintus, ne lui fut ni plus cher ni plus familier. Un indice de ce fait, indépendamment des ouvrages déjà publiés où il fait mention de lui, se trouve dans les seize livres de lettres adressées par lui à Atticus, depuis son consulat jusqu’au dernier temps de sa vie. Celui qui lira ces lettres ne regrettera pas beaucoup une histoire suivie de ces temps ; car tout y est si bien décrit touchant les passions des principaux personnages, les vices des chefs, les révolutions de l’État, qu’il n’y a rien qui n’y paraisse à découvert, et qu’on peut facilement penser que la prudence est, en quelque sorte, une divination. Cicéron, en effet, a non seulement prédit ce qui est arrivé de son vivant, mais il a encore annoncé, comme un devin, ce qui arrive aujourd’hui.

XVII. Pourquoi parlerais-je au long de la piété d’Atticus envers ses proches, puisque à la mort de sa mère, qu’il fit ensevelir à l’âge de quatre-vingt-dix ans, lorsqu’il en avait lui-même soixante-sept, je lui ai entendu dire, et en s’en glorifiant, qu’il n’avait jamais été dans le cas de se réconcilier avec elle, que jamais il n’avait été en inimitié avec sa soeur, qui était presque de son âge ? C’est là un signe, ou qu’il n’y eut jamais entre eux aucun sujet de plainte, ou qu’il a été d’une telle indulgence envers les siens, qu’il regardait comme un crime de se fâcher avec des personnes qu’il devait aimer. Et il n’agit pas ainsi par la seule impulsion de la nature, quoique nous y soyons toujours soumis, mais encore par principes : car il s’était pénétré des préceptes des principaux philosophes de telle manière qu’il s’en servait pour la conduite de la vie, et non pour l’ostentation.

XVIII. Atticus était encore très grand imitateur des coutumes de nos ancêtres, et très grand amateur de l’antiquité ; il la connaissait si exactement, qu’il l’a posée tout entière dans l’ouvrage[15] où il a rangé par ordre nos magistrats. En effet, nulle loi, nulle paix, nulle guerre, nulle action illustre du peuple romain, qui ne soit notée dans ce livre, à sa date ; et ce qui était très difficile, il y a fait entrer si habilement l’origine des familles, que nous pouvons y apprendre les descendances des hommes illustres. Il a fait la même chose, séparément, dans d’autres livres. Ainsi, à la prière de Marcus Brutus, il a dénombré par ordre la famille Junia, depuis sa souche jusqu’à ce temps-ci, notant chaque personnage, de qui il sortait, quelles dignités il avait exercées, et en quel temps. De la même manière, à la prière de Marcellus Claudius, il a dénombré la famille des Marcellus, et à la prière encore de Scipion Cornélius et de Fabius Maximus, celle des Fabiens, ainsi que celle des Émiliens. Rien ne peut être plus agréable que ces ouvrages à ceux qui ont quelque désir de connaître les hommes célèbres. Atticus toucha aussi à la poésie, pour se mettre en état, à ce que nous croyons, de mieux sentir la douceur de cet art. Il a fait connaître par des vers les citoyens romains qui ont été au-dessus de tous les autres par leurs charges et la grandeur de leurs actions ; et cela de manière qu’au bas des portraits de chacun il a énuméré, en quatre ou cinq vers au plus, leurs exploits et leurs magistratures. Il est à peine croyable que de si grands sujets aient pu être exposés si brièvement. Il existe aussi de lui un ouvrage composé en grec, sur le consulat de Cicéron. Nous avons mis au jour, du vivant d’Atticus, ce que nous avons dit de lui jusqu’ici.

XIX. Maintenant, puisque la fortune a voulu que nous lui survivions, nous achèverons l’histoire de sa vie, et, autant que nous pourrons, nous montrerons aux lecteurs, par des exemples, comme nous l’avons marqué ci-dessus, que le plus souvent les moeurs de chacun déterminent sa fortune. Atticus, content du rang de chevalier, dans lequel il était né, parvint à l’alliance de l’empereur, fils du divin Jules, après avoir acquis déjà son amitié par la seule séduction de ses manières, comme il avait charmé déjà tant d’illustres citoyens, qui avaient autant de valeur qu’Auguste, mais une moindre fortune. Le bonheur qui suivit Auguste a été, en effet, si grand que la fortune ne lui a rien refusé de ce qu’elle avait auparavant donné à quelque autre, et qu’elle lui a ménagé ce qu’aucun citoyen romain n’a pu encore obtenir. Il naquit une petite-fille à Atticus, d’Agrippa, auquel il avait marié sa fille. Auguste la fiança, lorsqu’elle avait à peine un an, à Tibère Claude Néron, fils de Drusilla[16], et son beau-fils à lui. Cette alliance affermit leur étroite amitié, et rendit leur commerce familier plus fréquent.

XX. Cependant, avant ces fiançailles, Auguste, non seulement, lorsqu’il était absent de la ville, n’adressa jamais de lettres à quelqu’un des siens, sans mander à Atticus ce qu’il faisait, surtout ce qu’il lisait, en quels lieux il se trouvait, et combien de temps il devait y rester ; mais encore, quand il était à Rome, et qu’à cause de ses infinies occupations il voyait Atticus moins souvent qu’il ne voulait, il ne se passait pourtant aucun jour qu’il ne lui écrivît, qu’il ne lui demandât quelque éclaircissement sur un point d’antiquité, ou qu’il ne lui proposât quelque question de poésie ; et même il plaisantait de temps en temps pour obtenir de lui des réponses plus longues. Cette correspondance eut ses résultats. Comme le temple de Jupiter Férétrien, placé par Romulus sur le Capitole, découvert par la vétusté et, par le défaut d’entretien, menaçait ruine, Auguste eut soin, par l’avis d’Atticus, de le faire réparer. Atticus n’était pas moins honoré, de loin, des lettres d’Antoine ; au point que celui-ci l’instruisait exactement, depuis les extrémités de la terre, de ce qu’il faisait, de ce qui occupait son esprit. On appréciera plus aisément le mérite d’Atticus, si l’on conçoit combien il fallait de sagesse pour se conserver le commerce et la bienveillance de deux hommes entre lesquels régnait non seulement l’émulation des plus grandes choses, mais une aussi forte jalousie que celle qui devait nécessairement se trouver entre Auguste et Antoine, puisque l’un et l’autre ambitionnaient d’être à la tête, non seulement de la ville de Rome, mais de la terre entière.

XXI. Après avoir vécu ainsi soixante-dix-sept ans, et n’avoir pas moins grandi, jusqu’à sa dernière vieillesse, en considération qu’en crédit et en fortune (car il avait recueilli plusieurs héritages dus à la seule bonté de son caractère), après avoir joui d’une si grande prospérité de santé, que pendant trente ans il n’avait pas eu besoin de la médecine, Atticus contracta une maladie que d’abord lui-même et les médecins méprisèrent : car ils crurent que c’était un simple ténesme[17], pour lequel s’offraient des remèdes prompts et faciles. Lorsqu’il eut passé trois mois dans cette incommodité, sans aucunes douleurs que celles qu’il ressentait de son traitement, tout à coup le mal se jeta si violemment dans un intestin, qu’à la fin il lui sortit par les reins une fistule putride. Avant que cela lui arrivât, comme il sentait que ses douleurs croissaient de jour en jour, et que la fièvre s’y était, jointe, il fit appeler son gendre Agrippa, et avec lui L. Cornélius Balbus et Sextus Péducéus. Lorsqu’il vit qu’ils étaient venus, appuyé du coude sur son oreiller, il leur dit : « Il n’est nullement besoin que je vous expose en beaucoup de mots quelle attention, quelle diligence j’ai mise dans ce temps-ci à soigner ma santé, car vous en avez été vous-mêmes témoins. Puisque je vous ai satisfaits, comme j’espère, et que je n’ai rien omis de ce qui pouvait contribuer à me guérir, il me reste à pourvoir moi-même à mes intérêts. Je n’ai pas voulu que vous l’ignoriez ; je suis résolu de cesser de nourrir mon mal. Par tous les aliments que j’ai pris ces jours-ci, j’ai prolongé ma vie de manière que j’ai augmenté mes douleurs sans espoir de guérison. Je vous demande donc, premièrement, que vous approuviez mon dessein, et ensuite que vous ne tentiez pas vainement de m’en détourner.

XXII. Atticus ayant tenu ce discours avec une si grande fermeté de voix et de visage, qu’il paraissait, non pas sortir de la vie, mais passer d’un domicile dans un autre, comme Agrippa le priait et le conjurait, en pleurant et en l’embrassant, de ne pas hâter lui-même le moment fatal, qui n’arriverait que trop tôt, et, puisqu’il pouvait encore vivre quelque temps, de se conserver pour lui-même et pour les siens, il fit cesser ses prières par sa taciturne obstination. S’étant ainsi abstenu deux jours de nourriture, la fièvre s’éloigna subitement, et le mal commença à être plus tolérable. Cependant il n’en effectua pas moins son projet, et mourut le cinquième jour après l’avoir formé, la veille des calendes d’avril, sous le consulat de Cneius Domitius et de Caius Sosius. Il fut porté à la sépulture dans une petite litière, comme il l’avait lui-même prescrit, sans aucune pompe funèbre, accompagné de tous les gens de bien, et avec le plus grand concours de peuple. Il fut enseveli auprès de la voie Appienne, à cinq milles de Rome, dans le monument de Quintus Cécilius, son oncle maternel.

  1. Titus Pomponius fut surnommé Atticus, en raison du long séjour qu'il fit à Athènes (Attique) et de sa grande facilité à parler le grec.
  2. La famille Pomponia prétendait tirer son origine du père de Numa Pompilius.
  3. Le consul Cinna appartenait à la faction de Marius.
  4. Le médimne d'Athènes correspond à un peu plus de cinquante et un litres et demi.
  5. Cicéron fut exilé à la suite des intrigues de Clodius.
  6. Le frère de l'orateur.
  7. A 50 ans, le citoyen romain était dispensé du service militaire; à 60 ans, le sénateur pouvait ne plus exercer ses fonctions.
  8. La famille Cécilia, dont Atticus descendait par sa mère, était unie à la famille Cornélia qui avait donné une épouse à Pompée. Atticus put néanmoins rester à Rome sans offenser Pompée.
  9. Il fut tué dans le sénat par Brutus, Cassius, Cimber, etc., qui avaient conjuré contre sa vie, en haine de ses desseins contre la République.
  10. Brutus avait reçu la Crète et Cassius la province de Cyrène.
  11. Volumnius avait été préfet des ouvriers dans l'armée d'Antoine. Ces ouvriers étaient des forgerons, des charpentiers, etc., qui travaillaient principalement aux machines de guerre.
  12. Antoine, Octave, Lépide.
  13. C'était en Épire que se trouvaient la plupart des propriétés d'Atticus.
  14. Île de la mer Égée, non loin des côtes de Thrace.
  15. Il avait donné à ce livre le nom de Annalis.
  16. Drusilla est plus connue sous le nom de Livie, veuve de Drusus.
  17. Besoin continu et douloureux d'aller à la selle ou d'uriner.