Revues étrangères - A propos du centenaire de la mort de Joseph Haydn

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Revues étrangères - A propos du centenaire de la mort de Joseph Haydn
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

À PROPOS DU CENTENAIRE DE LA MORT DE JOSEPH HAYDN


C’est le 31 mai 1809 qu’est mort, dans sa petite maison du faubourg viennois de Gumpendorf, le compositeur Joseph Haydn ; et il va sans dire que toute l’Allemagne, suivant son habitude, est en train de fêter solennellement ce funèbre centenaire, qui pourtant aurait paru fait plutôt pour attrister les amis et admirateurs du vénérable père de notre musique instrumentale. Mais, en vérité, toute occasion doit nous être bienvenue qui a chance de ramener un peu l’attention du public sur la personne et l’œuvre de l’un des plus glorieux, à la fois, et des plus méconnus entre les musiciens ; de ce grand Joseph Haydn que les maîtresses de piano elles-mêmes, aujourd’hui, s’accordent à dédaigner comme un « amuseur, » simplement parce qu’il a tâché et réussi à n’être jamais ennuyeux. Quelques années avant sa mort, le 22 septembre 1802, il écrivait à un amateur allemand, qui venait de faire exécuter chez lui son oratorio de la Création :


Bien souvent, au cours de ma vie passée, lorsque j’avais à lutter contre des obstacles de toute sorte qui me gênaient dans mon travail, lorsque je sentais faiblir les forces de mon corps et de mon esprit, et qu’il me devenait plus difficile qu’à l’ordinaire de persévérer dans la voie où je m’étais engagé, voilà qu’une pensée murmurait doucement à mon cœur : « Il y a, ici-bas, si peu d’hommes vraiment heureux et contens ! De toutes parts, sévissent le souci et la peine ! Qui sait si ton travail ne sera pas une source où un homme chargé sous le poids de l’occupation ou de la souffrance pourra puiser ne serait-ce qu’un instant de repos et de réconfort ? » Et toujours cette pensée a été pour moi un mobile très puissant, qui m’a conduit à prolonger mon effort ; et c’est à cause de cela que, aujourd’hui encore, je regarde avec plaisir les fatigues que j’ai dépensées au service de mon art, pendant une si longue série d’années !


Paroles infiniment touchantes, dans leur naïveté, et qui suffiraient à nous révéler toute l’âme adorable de cet « amuseur ! » Mais, en outre, de quelle portée prophétique les années se sont chargées de les revêtir ! Oui, en effet, tout au long de ce siècle écoulé depuis la mort de Haydn, aucun art n’a offert aux hommes, autant que celui-là, une « source » précieuse « de repos et de réconfort. » De génération en génération, des milliers de cœurs « fléchissant sous le poids de l’occupation ou de la souffrance » sont venus demander un instant de joyeux oubli à cette pure, fraîche, et charmante musique, sans pareille pour chasser aussitôt « le souci et la peine. » Dans ces heures de lassitude accablée où les plus hauts chefs-d’œuvre d’un Beethoven leur apparaissaient trop hauts, où la plainte tragique d’un Schumann les effrayait, et où il n’y avait pas jusqu’au chant de Mozart qui n’éveillât cruellement en eux comme le rêve d’un paradis à jamais perdu, d’instinct ils ont recouru aux sonates, aux quatuors, aux symphonies de Haydn, avec l’assurance d’y trouver le seul remède qui pût apaiser leur mal. Toutes choses y étaient d’une beauté si prochaine, sous un rayonnement de lumière qui avivait et faisait ressortir les moindres détails ! Et quelle simple et franche loyauté dans les émotions, et quel mélange délicieux de science et d’esprit dans la façon de les exprimer ! Jamais, certes, aucune autre œuvre n’a exercé une action aussi bienfaisante, ou, pour mieux dire, n’a joué, dans la vie musicale de nos pères, un rôle plus intime et plus familier. La noble voix qui « murmurait » à l’oreille du vieillard ne l’avait pas trompé : et puisque notre génération « wagnérienne » s’est, malheureusement, déshabituée de puiser à cette « source » intarissable, — où personne, d’ailleurs, n’a bu plus volontiers que Richard Wagner, — il est bon que parfois un prétexte quelconque nous rappelle du moins son existence, en attendant que nos fils se décident, peut-être, à y chercher de nouveau ce qui a jadis, d’âge en âge, consolé et ravi leurs arrière-parens.

Sans compter que le centième anniversaire de la mort de Haydn, indépendamment des fêtes et congrès dont il a été l’occasion, nous a valu une publication artistique d’un intérêt extrême, promise et vainement attendue depuis plus d’un siècle. Par une malechance singulière, il se trouvait que personne, jusqu’à présent, n’avait élevé à la mémoire du vieux maître ni l’un ni l’autre des deux monumens qui lui étaient dus : une histoire documentaire de sa vie et l’édition de ses œuvres complètes. Moins heureux en toute manière que les biographes attitrés de Mozart et de Sébastien Bach, l’honnête et médiocre compilateur qui avait entrepris d’écrire la vie de Joseph Haydn, le négociant C.-F. Pohl, est mort, il y a vingt ans, avant d’avoir pu dépasser la première moitié de sa tâche ; et il ne semble pas que nous puissions espérer d’obtenir bientôt le complément nécessaire de ses deux volumes, non plus que le travail de révision, littéraire et musicale, dont ces deux volumes eux-mêmes auraient grandement besoin pour pouvoir prendre place à côté des ouvrages classiques de Jahn, de Spitta, et de Chrysander. Mais, à défaut d’une biographie plus digne de l’auteur des Saisons, voici que la maison Breitkopf a résolu de nous révéler tout l’ensemble de son œuvre, dont la plus grosse part était restée inédite ! Déjà trois grands volumes ont paru d’une admirable édition « critique, » analogue à celles qui nous ont fait connaître, précédemment, l’œuvre complète de Mozart, de Schubert, et de Beethoven : trois volumes où le plus savant des musicographes autrichiens, le professeur Eusèbe Mandyczewski, nous présente, classées selon l’ordre de leurs dates et soigneusement reproduites d’après les manuscrits originaux, les 40 premières symphonies du jeune maître de chapelle du prince Esterhazy[1]. Bientôt d’autres volumes s’ajouteront à ceux-là, consacrés à l’exhumation des symphonies suivantes, en même temps que des collaborateurs de M. Mandyczewski nous restitueront, dans le même ordre chronologique, les séries parallèles, — peut-être plus ignorées encore, — des divertimenti, des duos et trios, des concertos, et de tout le reste d’une œuvre musicale énorme, à coup sûr, mais sûrement aussi la plus variée, la plus aimable, et la moins fatigante qui soit au monde, avec la verve et l’ingéniosité merveilleuses de son invention. Ainsi nous allons pouvoir, désormais, explorer dans toute son étendue ce génie de Haydn dont il ne nous a été donné d’acquérir, jusqu’ici, qu’une connaissance relativement très bornée et très insuffisante, réduite, en somme, à une seule des nombreuses « périodes » de sa longue carrière ; et à peine moins important sera le service que nous rendra, pareillement, cette nouvelle « édition critique » en nous mettant à même d’étudier enfin, année par année, le vivant travail de transformation qui n’a point cessé de s’accomplir dans les idées et le style du maître, depuis ses premiers essais de musique instrumentale jusqu’à ses célèbres symphonies, oratorios, et quatuors de sexagénaire.

Cette étude, il est vrai, ne nous deviendra pleinement possible qu’après la publication complète de l’œuvre de Haydn : mais un excellent catalogue chronologique de toutes les symphonies, répété par M. Mandyczewski au début de chacun des volumes, suffit à éclairer pour nous, dès maintenant, les lignes principales de ce qu’on pourrait appeler la « courbe » suivie par le génie du maître pendant un demi-siècle, tout au moins dans le vaste et glorieux domaine de la symphonie. En comparant aux œuvres déjà recueillies dans les trois volumes parus les partitions des symphonies ultérieures, — quelques-unes publiées dans d’autres recueils, et presque toutes conservées, en copies manuscrites, à la Bibliothèque du Conservatoire, — nous voyons se dérouler devant nous l’existence entière de l’auteur, son existence d’artiste uniquement occupé des progrès de son œuvre. Nous assistons, tour à tour, aux effets exercés sur lui par l’âge, et par les changemens du goût de son temps, et par l’exemple d’autres musiciens, et par sa raison aussi bien que par son cœur, voire par les circonstances de sa vie privée. Il y a là un spectacle d’une évidence et d’un attrait incomparables. De proche en proche, une âme parfaitement enfantine, — bien plus enfantine, au total, que celle de Mozart, — se montre à nous, directement reflétée dans une production à peu près incessante : une âme pénétrée de l’ancienne tradition qui prête à la musique le devoir et le droit de traduire jusqu’aux nuances les plus fugitives des sentimens intimes, et, avec cela, n’ayant à nous traduire que les sentimens toujours les plus simples et les plus sincères, les plus faciles à exprimer pour un musicien. Aucun roman psychologique ni aucune « confession » ne nous laisse pénétrer plus à découvert dans la familiarité d’une nature d’artiste que cette belle série des 104 symphonies de Joseph Haydn, quand nous les suivons dans leur ordre historique. Et comme le petit nombre de livres et articles nés à l’occasion du centenaire de 1909 ne nous apporte rien qui vaille d’être signalé[2], et comme je ne puis résister cependant au désir de prendre mon humble part, moi aussi, de la commémoration d’un maître qui m’a bien souvent procuré, depuis l’enfance, d’inoubliables « instans de repos et de réconfort, » c’est à ce catalogue des symphonies de Haydn que je vais demander de nous raconter, à sa façon, deux épisodes encore inédits de la carrière artistique qui s’est doucement terminée dans une petite maison d’un faubourg de Vienne, durant la nuit du 30 au 31 mai d’il y a cent ans.

L’impression la plus caractéristique qui ressort de la lecture des quarante premières symphonies de Haydn, composées entre 1759 et 1770, est une impression très marquée de force et d’énergie viriles, aussi différentes que possible de notre conception habituelle de l’œuvre du maître. Sous de nombreuses modifications de style et de procédés, l’inspiration de ces quarante symphonies demeure sensiblement la même : un effort continu pour exprimer, par des moyens de plus en plus « modernes, » des émotions à la fois très simples et très vigoureuses, telles qu’on peut les attendre d’un robuste paysan allemand, étranger aux subtilités du nouveau goût mondain. L’imitation même des récens compositeurs italiens, et, en particulier, du Milanais Sammartini, qui se trahit à nous de la manière la plus indéniable aux environs de 1764, ne suffit pas à détourner le jeune homme de la poursuite du même idéal de beauté un peu rude, mais pleine de franchise et d’ardeur juvénile. Joseph Haydn a. beau multiplier et séparer ses « sujets » mélodiques, il a beau enrichir sans cesse son orchestration, soit en affranchissant l’alto de sa soumission à la basse, ou bien en assignant un rôle plus actif et plus libre aux instrumens à vent : la signification intérieure de toutes ses premières symphonies ne change pas, au fur et à mesure de ces progrès de sa langue musicale. D’année en année, le maître de chapelle d’Eisenstadt, puis d’Esterhaz, continue à exprimer des sentimens d’une teinte assez uniforme, et d’ailleurs si absolument dépourvus de l’élégance, plus ou moins maniérée, de ses œuvres suivantes, que nous aurions peine à reconnaître, par exemple, l’auteur de l’Ours ou de la Surprise dans ce savant et sérieux symphoniste qui nous apparaît tâchant à enrichir la musique d’orchestre des méthodes raffinées d’élaboration thématique que lui a enseignées son seul maître véritable, l’austère Philippe-Emmanuel Bach. Parfois, l’une des symphonies est dans un ton mineur ; et on peut être certain que Joseph Haydn ne manque pas d’adapter à ce ton une inspiration sentimentale plus sombre et d’une gravité plus mélancolique, surtout lorsqu’il destine son œuvre à être exécutée dans la chapelle du château princier, pendant la semaine sainte ou à l’occasion d’un anniversaire : mais, jusque dans ces ouvrages en mineur, nous continuons à sentir qu’aucune passion très profonde ne consume le cœur de l’habile musicien, tout entier à son rêve de renforcement et de « modernisation » du langage orchestral.

Or, voici que, tout à coup, la liste des symphonies de l’année 1772 nous indique un bouleversement complet dans cette création jusqu’alors si tranquille, si unie sous la diversité de sa forme extérieure, et s’avançant d’un pas si assuré dans sa large voie ! Déjà, durant l’année 1771, nous voyons surgir une sonate de clavecin en ut mineur[3], qui nous arrive seule, — au lieu de se rattacher à une série, suivant l’usage alors à peu près absolu, — et dont l’accent désolé, maintenu obstinément jusque dans le solennel andante con moto en la bémol majeur, n’a plus rien de commun avec la tristesse vague, et comme abstraite, des quelques morceaux mineurs des œuvres précédentes. Et puis, au sortir de cette sonate qui semblait bien nous offrir déjà les premiers échos d’une douleur personnelle, nous découvrons côte à côte, dans le catalogue des symphonies de la fin de 1771 et de toute l’année 1772, trois (ou peut-être quatre) grandes-œuvres en des tons mineurs, accompagnées encore de deux autres (en si et en sol majeurs) dont la puissance expressive et la bizarrerie ne sont guère moins éloignées de tout ce que nous présente le même catalogue avant comme après cette année 1772[4] !

Il faut lire, dans leur partition ou dans une réduction au piano, ces symphonies mineures du jeune Joseph Haydn pour se rendre compte de la prodigieuse intensité de souffrance qu’elles chantent, ou plutôt sanglotent et gémissent, devant nous. L’une, en mi mineur, est connue sous le nom de Symphonie Funèbre, sans doute parce que l’auteur, quarante ans plus tard, a demandé que l’on en jouât un morceau à son enterrement. Dès les premières notes, un cri angoissé jaillit, un cri de détresse haletante et fiévreuse, qui se poursuit jusqu’à la fin du premier morceau, tantôt clamé à l’unisson, tantôt réparti aux divers instrumens en un simple et brutal contrepoint qui en accroît l’effet ; et c’est la même détresse affolée, mais plus fiévreuse encore, et avec une sorte de sauvagerie dans la hâte frémissante de son mouvement, qui soudain nous ressaisit au début du finale, après le murmure plus résigné de l’andante majeur et l’étrange dialogue en canon tenant lieu du menuet. Évidemment accablé sous le poids d’une émotion très violente, le musicien ne trouve plus le loisir de diviser ni de varier ses « sujets, » non plus que d’élaborer leurs élémens, ou de combiner d’ingénieux artifices d’instrumentation. Au point de vue du « métier, » cette symphonie et la plupart des suivantes n’ont point la richesse technique de maintes œuvres qui les ont précédées[5] : mais, en fait, l’inspiration dont elles dérivent justifie et compense amplement cette infériorité. Ce n’est plus maintenant, comme naguère, un artiste consciencieux et habile qui se montre à nous, mais un être de chair et de sang pareil à nous tous, un homme s’efforçant à épancher de son mieux, dans l’unique langage dont il dispose, la « funèbre » désolation qui l’emplit tout entier.

Une autre des symphonies, en fa mineur, porte le nom de la Passione, — au sens tout profane de ce mot italien. Celle-là est, d’un bout à l’autre, dans le même ton mineur (sauf quelques mesures du second menuet), et ne traduit d’un bout à l’autre qu’un même sentiment, plus contenu et plus recueilli que celui de la Symphonie Funèbre, avec une ombre, non moins poignante, de profonde tristesse à jamais sans espoir. L’œuvre commence par un long adagio d’un rythme grave et lourd qui, tout à l’heure, va s’animer dans le second morceau, allegro assai, revêtant une allure de plus en plus heurtée, pour aboutir enfin à une suite précipitée de sanglots dont Beethoven, un jour, se souviendra dans le plus « romantique » de ses quatuors. Puis, de nouveau, la fièvre se calme dans le menuet, mais sans que la consolation reparaisse au cœur ulcéré du musicien ; et il n’y a pas jusqu’au final, malheureusement trop rapide, qui ne s’achève sur la même expression de sombre désespoir.

A l’année 1772 appartient également une autre symphonie, — en fa dièse mineur, — que tous les biographes et critiques ont l’habitude de citer, mais pour nous l’offrir comme un exemple de la naïve et puérile jovialité du souriant « Papa Haydn. » C’est, en effet, dans le finale de cette symphonie des Adieux que tous les instrumentistes, tour à tour, cessent de jouer et s’en vont, jusqu’à ce qu’enfin les deux violons restent seuls en scène. Tout le monde s’accorde à affirmer que Haydn a eu une intention comique, en terminant ainsi ce morceau ; mais personne ne sait au juste ce que l’intention a pu être, et chacune des histoires inventées à son sujet en trouve une ou deux autres, aussitôt, pour la démentir. Toujours est-il que, grâce à ces légendes, la symphonie des Adieux a un peu plus tardé que les autres à disparaître de l’horizon musical. On l’a jouée encore à Leipzig, durant l’hiver de 1837 ; et le jeune Schumann, qui assistait à cette exécution, nous apprend que, « cette fois comme toujours, les musiciens ont éteint leurs chandelles, l’un après l’autre, et se sont levés de leurs sièges. » Mais, ajoute-t-il, « personne n’a ri : car le fait est que la musique n’avait rien de risible. » Non, certes, il n’y a « rien de risible » dans les divers morceaux de cette puissante et superbe symphonie, l’une des plus imprégnées de douleur qu’on ait écrites jamais ! Quelle qu’ait pu être l’intention de Joseph Haydn en composant un morceau qui n’est, du reste, qu’une manière d’appendice au véritable finale de la symphonie des Adieux ; — qu’il ait désiré obtenir du prince Esterhazy le maintien des musiciens de son orchestre ou simplement la permission, pour ceux-ci, d’aller rejoindre leurs femmes, — cette intention a peut-être de quoi nous amuser par sa naïveté, mais assurément sans que l’auteur y ait joint le moindre élément de plaisanterie.

Les quatre morceaux principaux des Adieux, — si nous mettons à part le petit adagio ajouté au finale, — forment un ensemble pathétique non moins homogène, et d’une intensité d’émotion non moins saisissante que la sonate ou les symphonies que je viens de citer. La seule différence est que, ici, pour apitoyer son auditeur princier, Joseph Haydn a imaginé quelque chose comme un « drame symphonique, » dans le genre des ouvertures de Coriolan ou de Léonore. Au lieu de n’exposer qu’un sentiment unique, directement issu de son propre cœur, il a, pour ainsi dire, constamment mélangé ou opposé deux modes d’expression, dont l’un signifie une crainte et une inquiétude frémissantes, se traduisant en rythmes syncopés sous des modulations chromatiques ou de vives réponses de contrepoint, tandis que l’autre a plus précisément la portée et l’allure mélodique d’une plainte, s’élevant de l’orchestre vers le prince Esterhazy pour le conjurer de prendre en compassion la tristesse et l’émoi de ses serviteurs. Mais à quoi bon essayer une interprétation verbale toujours impossible ? Qu’on lise, dans un arrangement pour le piano à quatre mains, ce beau drame d’une vérité et d’une passion immortelles ! Qu’on observe, par exemple, vers le milieu du premier morceau, la façon dont une poussée de plus en plus frénétique d’harmonies éplorées s’interrompt, tout d’un coup, après être montée à son paroxysme, pour se transformer en un doux chant de violon, tout pénétré de ferveur suppliante ! Ou bien, dans le premier adagio, que l’on considère l’incomparable variété des nuances psychologiques d’un même « état d’âme, » et tout ce que la simplicité voulue du langage comporte d’adresse délicate à les définir !

Encore cette symphonie ne diffère-t-elle pas à ce point des précédentes, par sa destination et son caractère, que nous ne puissions la tenir pour une continuation immédiate de la tendance qu’elles nous ont révélée. Le fond de douleur angoissée que nous percevons sous la requête des musiciens d’Eisenstadt est bien toujours celui qui nous est apparu dans la sonate en ut mineur, dans la Symphonie Funèbre et dans la Passione. A une date plus ancienne ou plus récente, toutes les intentions dramatiques du monde n’auraient point suffi à nous valoir les accens désolés des deux allegro des Adieux. Et bien que les symphonies en si et en sol majeurs de 1772 ne portent plus au même degré l’expression d’une tristesse sans espoir, j’ai dit déjà qu’elles nous font voir une sorte d’exaltation mélancolique ou moqueuse, aussi une libre fantaisie dans leur coupe et leur style, par où elles s’apparentent de très près aux œuvres précédentes pour constituer avec elles, dans toute la série des productions instrumentales de Joseph Haydn, un petit groupe nettement distinct.

Évidemment, il y a eu aux environs de 1772, dans la carrière musicale du maître, une « crise » d’une acuité extrême, et d’ailleurs aussi passagère qu’imprévue et soudaine : car non seulement les œuvres de l’année 1773 ne conservent plus aucune trace de l’inspiration « romantique » de ces confidences passionnées de l’année d’avant, mais c’est depuis lors que Joseph Haydn nous apparaît employant son génie au service de ce style nouveau de musique « galante » qui fera vraiment de lui, pendant une longue période, le plus savant et le plus charmant de tous les « amuseurs. » Aussi aimerions-nous à savoir sous quelle influence a pu survenir en lui cette crise tragique, — et providentielle, — d’où sont sorties pour nous quelques-unes de ses compositions les plus originales : mais, hélas ! sa biographie est, jusqu’à présent, tout à fait hors d’état de nous renseigner. Elle ne nous parle, au contraire, pour toute l’année 1772, que de fêtes brillantes et joyeuses où le jeune Haydn et ses compagnons ont eu à prendre part : réception, à Eisenstadt, du prince de Rohan, représentations et concerts organisés à Presbourg en l’honneur de l’impératrice Marie-Thérèse. Aucun événement à signaler, non plus, dans l’existence privée du maître, qui continue à supporter patiemment la mauvaise humeur de sa femme, et pousse même la complaisance pour elle jusqu’à écrire de petits motets d’église, sachant combien elle a toujours à cœur son salut éternel, ainsi que la satisfaction de son confesseur. Quant à la cantatrice Luigia Polzelli, l’amie qui, plus tard, le consolera des ennuis de sa vie de ménage, c’est seulement sept ans plus tard, en 1779, qu’il aura l’occasion de la rencontrer.

Ainsi les documens sont muets sur les causes de cet « accès » romantique de l’auteur des Adieux et de la Passione. Ou plutôt ils n’ont à nous apprendre aucun fait certain : mais l’un d’eux nous permet d’affirmer l’existence réelle, dans la vie de Haydn, d’une crise telle que nous la devinions d’après ses effets. Une tradition viennoise, ayant cours dès les premières années du siècle passé, atteste que l’une des trois symphonies pathétiques de 1772, la Passione, a été inspirée au jeune maître par « son chagrin de la mort d’une personne aimée. » Et nous pouvons être sûrs, à ce compte, que c’est également de la même source qu’ont jailli et la plaintive sonate en ut mineur, et cette Symphonie Funèbre que le vieux Haydn allait choisir, entre toutes ses œuvres, pour être exécutée à son enterrement. Oui, tous ces chants de douleur ont eu pour cause la mort d’une personne infiniment chère : d’une jeune femme, très certainement, que le maître de chapelle d’Esterhaz aura connue peut-être parmi le personnel dramatique du château, — comme il allait connaître, ensuite, Luigia Polzelli, — et dont il aura fidèlement porté le deuil, au fond de son vieux cœur, jusqu’au jour où il a eu à régler ses volontés suprêmes. J’ai même songé, un moment, à me représenter cette inspiratrice des chefs-d’œuvre romantiques de Haydn sous la figure d’une adorable enfant, Mlle Delphin, dont la chronique nous informe qu’elle est morte d’une congestion pulmonaire, le 18 juin 1772, victime de l’ardeur trop passionnée de sa danse durant les fêtes organisées en l’honneur du prince de Rohan ; mais la douleur de Haydn paraît bien remonter à une date plus ancienne, et jamais, sans doute, le monde ne saura le nom de l’ « immortelle bien-aimée » qui nous l’a value.

A quoi il convient d’ajouter que, si le fond de ces œuvres pathétiques de Haydn ne peut lui être venu que de ses sentimens personnels, la forme qu’il a donnée à ceux-ci est la conséquence d’une autre grande crise, intellectuelle et morale, qui était alors en train de transformer tous les domaines de l’art allemand. Depuis plusieurs années déjà, l’Allemagne commençait à être travaillée d’un état d’esprit nouveau, né sous les influences étrangères de Rousseau et d’Ossian, mais qui nulle autre part ne devait s’exprimer, à cette date, avec autant de relief ni de véritable éclat « romantique. » Les historiens ont coutume de désigner du nom de Sturm und Drang cette période d’agitation enflammée et vibrante qui, inaugurée aux alentours de 1770, allait trouver son incarnation parfaite, en 1774, dans la Lenore de Burger et dans les Souffrances du jeune Werther. La révolution intime que symbolisaient ces deux ouvrages dans l’ordre littéraire n’avait pu manquer de chercher à se traduire, également, dans cette langue populaire de l’Allemagne qu’était sa musique ; et, en effet, rien n’est plus curieux que de voir, vers ce même temps, un équivalent absolu du Sturm und Drang se manifester, tout à coup, chez tous les compositeurs allemands, depuis Joseph Haydn jusqu’à Gluck et Mozart, en passant par des maîtres de second ordre, tels que les Vanhall et les Dittersdorf[6].

Mais l’étude de cette brève échappée « romantique, » bientôt interrompue et retardée, chez les musiciens allemands, par les progrès de la « galanterie, » m’entraînerait trop loin : et je voudrais signaler encore, tout au moins, l’existence d’un autre épisode peu connu de la vie musicale de Joseph Haydn, que vient également de nous révéler le nouveau catalogue de ses symphonies.


On croit communément que les douze dernières symphonies de Haydn, — les seules que l’on daigne encore exécuter, de temps à autre, — ont toutes été composées à Londres, durant les deux séjours faits par l’auteur dans cette ville, de janvier 1791 à juillet 1792, et de janvier 1794 au 15 août de l’année suivante. Mais le manuscrit de l’une de ces douze symphonies, en mi bémol (classée sous le n° 10 dans l’édition primitive), nous apprend qu’elle a été composée, seule de toutes, en 1793, c’est-à-dire à une date où le vieux maître était revenu de son premier voyage, et ne songeait pas même encore à préparer le second. Il l’a donc conçue et écrite à Vienne, au lendemain de son retour, et pendant qu’il était tout entier à l’émotion causée en lui par la perte de son jeune « fils » Mozart, mort le 5 décembre 1791. A Londres, naguère, dans la fièvre de son travail de composition et de mise au point, à peine avait-il eu le loisir d’accorder quelques larmes à la mémoire de celui qu’il s’était, depuis longtemps déjà, accoutumé à considérer comme le plus grand des maîtres de son art ; mais maintenant, rentré chez lui, il vivait en communion familière avec cette mémoire, que lui rendait plus présente encore et plus chère la découverte de la suite prodigieuse des chefs-d’œuvre créés par Mozart à la veille de sa mort, quintettes, fantaisies, et concertos, et la Flûte Enchantée et le Requiem, vingt œuvres d’un style et d’un esprit nouveaux que personne n’était mieux que lui en état de comprendre. Or, il suffit de jeter les yeux sur cette symphonie de 1793 pour constater aussitôt qu’elle est d’un bout à l’autre, comme saturée du génie de Mozart. Non seulement certains passages de l’andante, et l’accent et toute l’allure du menuet, et surtout le thème du finale, avec l’étonnant travail fugué dont il devient l’objet, se rattachent de tout près à tels des derniers quintettes ou des grandes symphonies de Mozart, mais, par-dessus ces souvenirs directs, c’est toute la signification poétique de la symphonie du « Papa » qui semble un écho délicieux de l’œuvre du « fils. » La ligne mélodique est plus ample qu’à l’ordinaire chez Haydn, le rythme plus chantant, l’inspiration sensiblement plus fondue et moins fragmentaire ; et parfois le vieux maître a le cœur si rempli de cet art, plus profond et plus haut, dont il se nourrit que nous croyons entendre l’auteur même de Jupiter lui soufflant à l’oreille, par exemple, l’exquise cantilène qui sert de « second sujet » à l’allegro vivace.

Mais, aussi bien, sa symphonie entière n’est-elle qu’une fleur dépure poésie, parmi ces merveilles de science, d’éclat, de force et de grandeur ou de verve comique que resteront à jamais les autres symphonies anglaises de la même série. Égarée parmi elles, dans tous les recueils, elle s’en distingue comme ferait une Vierge de Raphaël au milieu d’une galerie de Franz Hals et de Gérard Dow. Et nous savons, à présent, sous quelle touchante lumière cette fleur a germé. Au lieu de déplorer la mort du jeune confrère qu’il avait aimé plus que personne au monde, et de nous traduire son regret en une nouvelle Symphonie Funèbre, le noble vieillard a voulu que sa commémoration du poète revêtît la forme d’un chant, tout parfumé de jeunesse et de beauté éternelles. Il a voulu ressusciter en soi l’âme de son ami : et c’est à quoi il est parvenu, par un miracle d’admiration mêlée de tendre amour. Il me semble le voir, dans sa petite chambre, assis frileusement entre son poêle et son clavecin. Parfois il s’interrompt de son travail, pour laisser libre cours à ses souvenirs. Il évoque l’image lointaine de sa première rencontre avec l’enfant prodige ; et puis les voici tous deux à Vienne, Mozart et lui, s’amusant à échanger leurs nouveaux quatuors, et voici la scène affreuse des adieux, le jeune homme tout en pleurs s’attachant au cou du vieillard, lui prédisant que jamais plus ils ne se reverront… Une dernière larme tombe, lentement, sur la joue de Haydn : mais il sait trop, désormais, le peu de prix qu’il convient d’attacher à notre vie terrestre. Et c’est en souriant qu’il se remet à l’œuvre, après une courte prière, heureux de pouvoir apporter encore, avant de, s’en aller à son tour, un suprême et fervent hommage au génie de Mozart.


T. DE WYZEWA.

  1. Joseph Haydn’s Werke, Série I, Symphonien, vol. I, II et III ; Leipzig, 1908-1909.
  2. A moins que l’on ne veuille rattacher à ce centenaire la publication d’une excellente petite biographie française de Joseph Haydn par Mlle {{[[Modèle:{{{1}}}|{{{1}}}]]}}. Alcan, 1908.
  3. C’est le no 14 de l’édition Litolff.
  4. On pourra trouver des réductions de ces symphonies pour le piano à quatre mains dans l’édition Litolff (symphonie en mi mineur, no 36 ; symphonie des Adieux, no 28 ; symphonie en sol, no 40), et dans l’édition Rieter-Biedermann (symphonie en fa mineur, no 1, et symphonie en si, no 3). Il se pourrait, en outre, que la symphonie en ut mineur (Litolff, no 31,) fît également partie de la même série : aussi bien Mozart doit-il l’avoir connue déjà au début de 1773.
  5. Le contrepoint même, qui y tient une place considérable, est manifestement simplifié et condensé à dessein, pour devenir désormais un élément d’expression dramatique.
  6. C’est également en 1772 que Philippe-Emmanuel Bach a publié la série la plus « romantique » de ses concertos de clavecin récemment exhumée par M. Hugo Riemann). Quant au jeune Mozart, on trouvera de curieux échos de son « romantisme » dans la série de ses quatuors composés à Milan en janvier-février 1773, ainsi que dans une suite de sonates pour piano et violon de la même année, rééditées dans la collection Litolff sous le titre singulier de Sonatines.