Poésies (Rimbaud)/éd. Vanier, 1895/Les Assis

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Poésies complètes, Texte établi par avec préface de Paul Verlaine et notes de l’éditeur, L. Vanier (p. 9-11).


LES ASSIS


Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs,

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs.

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leurs peaux,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux des crapauds.


Et les Sièges leur ont des bontés ; culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins.
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage.
Ils surgissent, grondant comme des chats gifflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’œil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue ;
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’œil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.


Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever,
Et de l’aurore au soir des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisières
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés.

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgules,
Les bercent le long des calices accroupis,
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules,
— Et leur membre s’agace à des barbes d’épis !