Notes-programme sur la philosophie

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Bifurno 7, de décembre 1930 (p. 26-39).

NOTES-PROGRAMME
SUR LA PHILOSOPHIE

I


Les jeunes gens qui débutent dans la philosophie vont-ils longtemps encore se contenter de travailler contre les hommes ?

Et encore : que vont-ils entendre par le vocabulaire philosophique et le vocable philosophie ?

Mettront-ils dans les vieilles outres le même vin que leurs maîtres ou un vin nouveau ?

Il est grand temps d’offrir à ces nouveaux venus une situation franche. Ils sont emplis de bonnes intentions, beaucoup d’entre eux se sont lancés dans la philosophie justement parce qu’ils avaient ces bonnes intentions. Ils croient que la Philosophie en général est la mise en exercice de la bonne volonté des jeunes gens, qu’il suffit de s’enrôler sous la bannière de la philosophie pour voir fructifier les bonnes intentions et la paix arriver aux hommes de bonne volonté. Mais il faut saisir que la Philosophie ne se définit pas éternellement comme la réalisation des bonnes volontés, simplement parce que Socrate est mort, que Spinoza a vécu son temps, que Lénine a fait la révolution. Que certaines philosophies sont salutaires et que d’autres sont mortelles.

Il y a des gens qui croient que tous les travaux formellement philosophiques profitent à l’espèce humaine, pour l’unique raison qu’ils sont des tâches spirituelles. Avoir de bonnes intentions, c’est précisément vouloir le profit de l’espèce humaine. Ils pensent donc que la psychopathologie, l’histoire du criticisme, la logistique, la sociologie esthétique sont profitables. Car on leur a appris dès la classe de septième que la plus haute valeur est l’Esprit, qu’il mène le monde, qu’il est honorable dans la mesure même où il est désintéressé, que Racine vaut mieux que Stephenson, Malebranche que Sauvage. À seize ans, qui donc n’a pas ces idées de séminaristes ? J’eus ces pensées : sous prétexte que je lisais tard des livres en comprenant plus facilement qu’un ajusteur le divertissement pascalien et le règne des Volontés Raisonnables, je ne me prenais pas pour un homme anonyme. Je me disais que l’ouvrier dans la rue, la paysanne dans sa ferme me devaient de la reconnaissance, puisque je me consacrais d’une manière noble, pure et désintéressée à la spécialité du spirituel, au profit des hommes en général, des ouvriers et des fermières par conséquent. Ma famille de petits bourgeois honteuse des cousins ouvriers et des grands oncles paysans faisait tout, avec mes professeurs, pour m’entretenir dans une illusion si agréable. Qui s’exerce à la philosophie, comment ne l’aurais-je pas pris pour une sorte de prêtre ou de médecin en train de sauver le monde par la vertu de ses propres maux de tête ?

Mais il ne faut pas croire qu’une thèse sur Duns Scot, sur l’invention mathématique mérite à son auteur la médaille de sauvetage et la gratitude des peuples. Les hommes n’aiment pas qu’on leur fasse prendre des vessies pour des lanternes. Il faut une naïveté considérable pour croire qu’un agrégé de philosophie est nécessairement un terre-neuve, ou même une personne respectable.


II


Comme il y a trente-six mille sortes de philosophes, il y a trente-six mille espèces de philosophies. La Philosophie est un certain exercice de mise en forme qui ordonne des éléments de n’importe quel aloi : il n’y a pas de matière Philosophique, mais une certaine manière de réunir des affirmations au moyen de techniques complètement vides par elles-mêmes. Le thomisme est une philosophie, le kantisme aussi. La Philosophie dit n’importe quoi, elle n’a pas de vocation éternelle, elle n’est jamais univoque. Elle est même le comble de l’activité équivoque.

La Philosophie cependant a une unité formelle de dessein, elle a la prétention permanente de formuler un ordre de la vie humaine. Il est inutile de penser qu’on fait de la philosophie simplement quand on fait la théorie de quelque chose : un abus de mots a seul pu amener à parler de la philosophie mathématique, ou de la philosophie biologique. La Philosophie finit toujours par parler de la position des hommes. Mais il n’y a pas un ordre unique de la position humaine, un résumé unique de leur destin, une seule clef de leur situation : c’est pourquoi la philosophie a été et demeure complètement équivoque. Ce qui se propose comme la première tâche est la définition de l’équivoque présente du mot Philosophie.

Aucune vocation théologique, aucune prédestination, aucune grâce n’enjoignent à la Philosophie d’être favorable aux hommes : lorsque les jeunes gens pensent que la Philosophie est la mise en œuvre de la bonne volonté, ils admettent cette vocation, cette grâce, cette prédestination. Mais elles n’existent pas. On ne saurait juger la Philosophie en faisant appel à une vocation imaginaire. Je trouve que la philosophie de M. Bergson est répugnante, que celle de M. Boutroux l’était, mais je ne trouve pas qu’elles constituent des déviations temporaires de la Philosophie éternelle. M. Maritain croit qu’il y a une philosophie éternelle. Comme je n’ai pas d’entretiens avec Dieu, je ne sens point cette éternité. L’éternité me paraît condamner les hommes à une existence de forçats. M. Bergson, feu Boutroux appartiennent seulement à certaine famille de philosophes, de laquelle je suis l’ennemi. Mais cette inimitié ne repose pas sur l’amour de la destination éternelle de la Philosophie en soi. Je ne suis pas le bras droit d’un Destin.

De même, l’exploitation des ouvriers, la misère sentimentale dont tout le monde est en train de mourir ne sont pas des déviations actuelles et provisoires de la destinée béatifique de l’humanité en soi.

Je vois certaines philosophies. Elles ne violent point une Idée de la Philosophie, elles ne sont pas des péchés contre la Philosophie. On peut dire devant elles comme Hegel devant les montagnes : « C’est ainsi. » Seulement je n’aime pas ce genre de montagnes, tout en sachant bien qu’elles ne pèchent contre la morale des Montagnes.

Les philosophies n’ont pas de participations mutuelles : elles ne procèdent pas d’une unique essence. Pas plus qu’une jacquerie et un pogrom, bien que ces deux manifestations de la violence dirigée puissent présenter des ressemblances formelles.

Or en philosophie, tout le monde se laisse encore duper par de telles ressemblances. L’apparence systématique des diverses constructions de la pensée générale conduit à prendre la philosophie hamelinienne pour une des incarnations de la méditation humaine au même titre que le platonisme et le spinozisme. Ou la philosophie biranienne. On consent que Lachelier soit classé parmi les philosophes, et Boutroux parmi les hommes. Sans réserves. Sous prétexte de conformité à des règles formelles de l’intelligence sans objets. Classons autrement les philosophes qu’avec les lumières de l’intelligence. Elle sert à tout : cette femelle couche avec n’importe qui. Intelligence utile au vrai, au faux, à la paix, à la guerre, à la haine, à l’amour. Elle renforce avec une indifférence d’esclave les objets auxquels elle s’asservit. Les gardiens de prison sont aussi intelligents que leurs prisonniers. L’intelligence peut servir des philosophies de la libération, de l’écrasement, des philosophies absolutistes et des philosophies démocratiques en ce qui concerne l’existence des humains. On peut être très intelligent en faveur des hommes et contre eux. Ce n’est pas cette servante qui permettra de donner des définitions univoques de la Philosophie.


III


D’autre part, il y a des oppresseurs et des opprimés, des gens qui profitent de l’oppression et des gens qui sont malheureux à cause d’elle.

Lorsqu’il en est ainsi dans le monde, la Philosophie comporte une division. Elle se divise grossièrement, je pense grossièrement cette division, bien que les bourgeois disent que la grossièreté des divisions est un péché contre l’esprit. Seuls les bourgeois ont véritablement besoin de subtilité dans leurs divisions, de profondeur apparente dans l’esprit. Ils doivent se dissimuler derrière une belle nuée : M. Marcel, M. Brunschwicg, M. Wahl marchent derrière des nuages comme des dieux, et encore comme des seiches. L’épaisseur du nuage marque la profondeur de la philosophie : d’aucuns trouvent que M. Rey n’est pas profond, parce que son nuage n’est qu’un brouillard. On voit ses malices du premier coup. Mais M. Chartier est profond : on ne voit pas derrière son nuage le fil de ses malices couleur du temps. Derrière les nuages, les philosophes se sentent abrités contre les ennuis, par exemple contre l’ennui des classifications grossières. Ces olympiens font leurs affaires dans un ombre humide favorable aux mystères et aux transmutations magiques. Si nous ne comprenons pas, ils chantent : Nuage, mon beau nuage.

Mais pourquoi cacherais-je mon jeu ? Je dis simplement qu’il y a une philosophie des oppresseurs et une philosophie des opprimés. Sans aucun rapport réel et qu’on nomme pourtant toutes deux Philosophie. C’est l’équivoque de la Philosophie en général. Ou tout au moins la première de ces équivoques qu’il s’agit de dénombrer. De mettre à nu.

Il n’y a jamais eu de philosophie indifférente. Les philosophes sont des gens qui ont plus de parti pris que les hommes du commun. Il n’y a jamais eu que deux partis à prendre : celui des oppresseurs et celui des opprimés. La plupart des philosophes affirment que la Philosophie n’a pas de parti : cette Vierge aime la Vérité. On peut ensuite faire ce qu’on veut de la vérité.

Mais cette attitude est ou bien une hypocrisie ou bien une illusion difficilement séparable du travail idéologique. Une philosophie cherche à établir et à justifier des vérités temporelles conformes à certains types d’existence, qu’elle exhibe méthodiquement au moyen de raisonnements et de concepts. La nature de la philosophie est de servir des personnes et leurs intérêts. Il n’existe pas de Vérité univoque, éternelle et reconnaissable telle que la Philosophie univoque, éternelle et connaissante puisse la prendre comme objet.


IV


Parmi les philosophes, les uns sont satisfaits et les autres non. Épicure n’est pas comblé, Spinoza non plus. Mais Leibniz juge que le monde va assez bien, M. Brunschwicg n’est pas mécontent non plus. Comme les philosophes ont pour envers des hommes, les uns ont des raisons de juger le monde confortable, les autres n’arrivent pas à s’y faire. On ne fera croire à personne qu’il suffit toujours pour s’adapter au monde de l’interpréter comme il faut, que l’Opinion relève de la liberté et que la liberté est ensuite le fruit de l’opinion droite. Je n’aime pas la philosophie des écraseurs par ce que je me suis senti écrasé, l’adaptation à l’écrasement me paraît bien moins un succès de la Liberté qu’une condamnation à mort.

Les philosophes confortables estiment que le progrès humain est parvenu à son terme, ou est en bon chemin. Ils se croisent les bras et s’installent dans la paix du dimanche : plus de travail sur la planche, ils méditent dans le repos du septième jour. Mais pour quelques hommes, le dimanche n’est pas arrivé, il reste du travail qui n’est pas fait. Je trouve que le travail n’est pas fait. M. Lalande trouve que si. M. Bouglé, M. Blondel sont assis dans la paix du Seigneur. La Philosophie est faite : et nunc dimittis servum tuum, domine ! La machine de l’Esprit est en marche, elle ira de soi jusqu’au bout des temps. N’ont-ils pas inventé le mouvement perpétuel de la Philosophie ?

Cependant, elle se dépose dans les marais salants traditionnels. Personne ne veut ouvrir de nouvelles voies, les thèmes sont classés, les programmes fixés jusqu’à la fin des temps. M. Parodi fait le point et relève la route : après-demain, dans cent ans. Ces rentiers ont acheté la maison.


V


D’autre part, il existe des hommes. Et l’Homme est l’objet théorique de la Philosophie. Il faut que la Philosophie saisisse qu’il n’y a pas seulement homo faber et homo sapiens, homo phenomenon et homo nooumenon, homo economicus et homo politicus, mais le manœuvre avec trente francs par jour et le monsieur qui habite les Champs-Élysées, la fille qui va au cours Villiers et celle dans le XIIIe dont les règles sont retardées. Je ne sors pas de là : je ne rencontre pas homo nooumenon, mais je vois la figure de Tardieu et ensuite je lis un rapport sur le travail forcé. Ces existences me paraissent poser des questions réellement philosophique : mais le conflit de la Raison constituante et de la Raison constituée me donne envie d’aller rigoler à la campagne.

La Philosophie va-t-elle demeurer longtemps un ouvrage de dames, une broderie de vieille fille stérile, la Revue de Métaphysique une rivale de la Femme chez Elle, une bâtarde de la Maison Tedesco ?

Même quand les philosophes ne s’intéressent pas aux hommes, ces mauvais coucheurs s’occupent de la Philosophie. Ils ne sont pas à l’aise dans le ciel des Idées, les Lieux Intelligibles leur donnent un malaise. Ils se demandent ce que telle philosophie signifie pour eux, quelle vie résulte de la mise en vigueur de telle affirmation sur le destin des hommes. Quand les philosophes traitent de l’Esprit et des Idées, mais non des aventures, des malheurs, des événements des jours, ceux à qui les aventures arrivent, qui rencontrent les événements n’aiment pas cette sérénité. Finalement ils ont le dernier mot sur la philosophie, qu’ils ont d’abord pesée au nom des conséquences humaines.

Ainsi Anytus juge Socrate. Ainsi Lénine juge l’empiriocriticisme.


VI


Lénine a mis la main sur l’argument. Bien qu’il ne pensât pas à la philosophie, sa pensée lui est exactement applicable :

« En politique, indifférent veut dire satisfait… l’étiquette de sans parti dans la société bourgeoise n’est que l’expression voilée, hypocrite, passive de l’appartenance au parti des repus, au parti des gouvernants, au parti des exploiteurs. »

Je dis : en philosophie, indifférent veut dire satisfait. Sans parti veut dire exploiteur. La philosophie française est indifférente, comme les grandes affaires des hommes la troublent, elle demeure enfoncée dans ses petites affaires. Il est temps de demander des comptes à cette philosophie. Bien qu’il paraisse scandaleux de demander des comptes à la philosophie comme à un intendant, de la traiter comme une activité, ou comme une passivité, politiques, scandaleux d’appliquer à M. Brunschwicg un type d’attaques qui le sortira de ses habitudes, qui ne lui était pas nommément destiné. Mais cette opération scandaleuse me paraît beaucoup plus urgente que l’intuition de la durée, ou que la théorie de la dissolution. Il me paraît inhumain de ne pas causer de scandales philosophiques. J’aime mieux les hommes que la philosophie, si elle m’écarte du parti des hommes. D’ailleurs la philosophie a toujours paru scandaleuse à certaines gens lorsqu’elle a coïncidé avec des entreprises concrètes dirigées par des hommes : M. Brunschwicg aura toujours du mal à regarder Diderot comme un philosophe, mais non Cournot, ingénieur manqué.

Un homme se demandera pourquoi la Philosophie lui parle des relations et des rapports, des phénomènes et des réalités, des élans vitaux et des noumènes, des immanences et des transcendances, des contingences et des libertés, des âmes et des corps : il ne voit pas comment ces bacilles de l’esprit, ces produits tératologiques pourraient lui expliquer la tuberculose de sa fille, le caractère de sa femme, son service militaire, son travail et ses vacances et la mort de son père. Il se demandera à quoi rime la philosophie sans matière, la philosophie sans rime ni raison.

Je demande à quoi sert la philosophie de maintenant. Les philosophes disent qu’elle ne sert à rien, mais seulement au vrai. Et finalement il y a des gens qui disent qu’elle est morte, qu’il faut l’oublier, qu’elle ne secourt personne mais ne fait de mal à aucune mouche. Philosophie pour la philosophie. Art pour l’art.

Mais ils prennent des désirs pour des faits. Cette philosophie n’est pas morte, mais doit être tuée. Elle n’a du cadavre que les apparences inoffensives. Elle n’est pas un corps en décomposition. Elle vit, mais de quelle vie ? Quelle est la fonction de sa vie ? Que de sortes de vies sur la terre ! Celle des vivants et celle de leurs ennemis, la vie d’un arbre et celle de son parasite, d’un homme et de ses vers. Je demande si le philosophe de ce temps vit comme un homme vivant ou comme un ver.

Il n’y a aucune raison de croire que la philosophie échappe aujourd’hui aux caractères traditionnels de la Philosophie, qu’elle a brusquement cessé avec l’avènement de la trinité démocratique de prendre des partis. Je dis qu’elle sert à voiler les misères de ce temps, le vide spirituel des hommes, la division de la conscience, la séparation entre les pouvoirs de l’homme et sa réalité présente. Qu’elle sert à mystifier les victimes de l’ordre bourgeois. Qu’elle ne sert pas la vérité, mais la classe sociale qui est la cause des malheurs humains, qu’elle a pour fonction de découvrir et de propager les vérités partielles relatives à la bourgeoisie et utiles à ses pouvoirs. Qu’elle n’est plongée en dépit des apparences que dans l’actualité de la satisfaction bourgeoise. Elle a une vie parasitaire. Contre les vivants. Qui sert la bourgeoisie ne sert pas les hommes.

D’autre part je ne comprends pas ce qu’on entend par la responsabilité du philosophe : je le prends pour un événement, je n’ai pas l’habitude de demander des comptes théologiques aux événements. Je suis toujours devant les montagnes. Il n’est pas question de louer, de blâmer, de châtier moralement un philosophe. Avec derrière la tête une idée du Péché. Je ne regarde M. Brunschwicg que comme un danger mais non comme un pécheur. Simplement comme un événement dont je veux comprendre la portée. Si je dis qu’il est avec la bourgeoisie contre l’homme, cela ne veut pas dire que je le regarde comme un démon qui pourrait être un ange non déchu. Mais comme un mal. Le bacille de Koch ne m’apparait pas comme damné. Je chercherai à m’expliquer la production par la bourgeoisie d’une philosophie inhumaine. Nous commencerons à y voir clair quand nous serons capables de prendre les penseurs pour des objets, sans être tourmentés par leur libre arbitre. Si je pense à la conscience morale de M. Brunschwicg je pense comme lui, je suis vaincu par lui. Je pense bourgeoisement, et je ne veux penser que pratiquement. Je ne m’intéresse pas au caractère intemporel de M. Bergson, au caractère intelligible de M. Fauconnet  : j’oublie à grands pas Kant et mon catéchisme. Seulement je me heurte à l’existence de M. Bergson. Comme elle est. Comme à une table. M. Bergson m’empêche d’aller où je veux. Je demande qu’on le juge comme une table et non comme on juge Satan. Chrétiens que vous êtes, avec vos confessionnaux et vos examens de conscience. Il m’est indifférent de savoir que M. Brunschwicg se réveille le matin avec une bonne haleine et une bonne conscience. Ses écrits me paraissent seuls intéressants. Trop commodes morales de l’intention, et Kant, vieux malin. Das habe ich nicht gewollt : et on lâche l’offensive de Verdun. Les intentions pascales de M. Lalande ne m’attendrissent pas. On peut se réveiller avec cette bonne conscience, et être jusque dans ses rêves un ennemi des hommes. Le caractère intemporel de M. Chiappe est peut-être communiste. Intemporellement M. Tardieu n’a peut-être commis aucun délit de droit commun. Mais nous serons temporels jusqu’aux os. Je ne demande à personne ce qu’il pense, mais ce qu’il fait ou ne fait pas. Les actions peuvent être des philosophies.

Nous réclamons une situation nette. Comme les nouveaux venus à la Philosophie vivent encore parmi les hommes, il leur appartient de mesurer les conséquences de la Philosophie.


VII


Les philosophies inventées par les bourgeois au pouvoir sont des philosophies de la pauvreté. Elles conviennent aux oppresseurs. Mais la Loi de la Philosophie n’est pas la défense de la liberté et de la richesse humaines, cette loi n’existe pas et il n’y pas de raison dialectique, de preuves capables de contraindre une philosophie à prendre cette défense en tant que Philosophie. Pas de nécessité intrinsèque. Mais seulement des volontés extrinsèques. Il n’est pas intrinsèquement absurde que la Philosophie préfère la pauvreté à la richesse : aucun outrage ne saurait offenser la raison, cette rêveuse machine. Mais en fait il existe des hommes qui veulent la richesse : ils n’ont ni les moyens ni le désir de démontrer aux philosophes de ce temps qu’ils sont intrinsèquement faux, que leurs philosophies sont contradictoires avec la Philosophie. Mais ils donnent leurs huit jours aux philosophes qui sont faux, non au regard de la philosophie, mais de l’homme, aux philosophes dont l’erreur n’est pas une défaillance technique intérieure à la Philosophie, mais une erreur contre l’histoire des hommes. On en vient toujours à la grossière idée des Amis de la Terre qui jugent par les conséquences et non par les principes.

Comme il n’existe ni destination éternelle de la philosophie, ni arbitre surhumain de la Philosophie, voici la situation philosophique où nous sommes : il y a des penseurs qui s’accommodent de l’esclavage présent de la plus grande partie de l’humanité, et il y a déjà quelques hommes qui n’aimant pas cet esclavage entreprennent contre lui et contre ses défenseurs une offensive théorique. La lutte fut toujours entre ces deux sortes de gens : les uns persuadent que tout va bien ou que tout ira bien, les autres sont durs à se laisser persuader. Les amis de l’harmonie et ceux qui ne voient pas l’harmonie là où elle n’est pas. Les uns bénéficiant de la diminution des hommes, les autres en souffrant. Les uns disant que la plénitude et la perfection sont des songes et suggérant espérances et consolations, les autres exigeant temporellement et réellement la réplétion, faisant fi des consolations et des promesses. Les uns voulant faire prendre les vessies pour des lanternes et les autres obstinés à prendre les vessies pour des poches à urine.

Je retombe toujours sur les exploiteurs et sur les exploités. Kant est un exploiteur. Spinoza n’est pas du parti des exploiteurs.

On me dit que je conclus mal, que du fait qu’on est opposé à la liberté réelle de l’homme, il est impossible de tirer qu’on soit son ennemi. Le destin humain pouvant être dans la sujétion. Mais je dis seulement que je n’aime pas la position de sujet et je ne demande pas si j’ai raison. Bien que je croie que mes contradicteurs ont tort, objectivement tort comme ils disent dans leur jargon. Après tout je partage l’intuition de la nature, des animaux. Revenons en tous temps à Épicure, en tous temps insulté par les malins. Je ne crois pas que la vocation des hommes soit une vie où tous les pouvoirs naturels sont offensés, où toutes les tentations humaines sont étouffées. C’est ce que dit Marx dans le Manifeste, si ce livre est bien lu : l’homme est amour et il est empêché d’aimer. Il le dit dans la Sainte Famille, bien que les austères savants bourgeois trouvent simplement amusante l’analyse du caractère de Fleur de Marie. Il le dit dans ses premières Notes. Il exprime avec une conscience parfaite les réclamations philosophiques et humaines des exploités.

Nos maîtres des écoles nous ont appris que toute suite de pensées débute par des positions de postulats : nous ont-ils assez rebattu les oreilles avec le coup de génie d’Euclide ? Avons-nous assez dû nous émerveiller devant Riemann et Lobatchevsky ? J’ai donc mon postulat. Je ne pense pas à le démontrer, M. Brunschwicg lui-même m’a appris que le fin du fin consiste à ne pas tenter de telles démonstrations, mais je le sens jusque dans mes jambes et dans ma peau. C’est une affirmation qui sort de mon corps et de la place que j’occupe dans ce monde ruiné, et non des tables de corrélation, des nombres transfinis et du calcul des matrices. Le pouvoir doit passer à l’acte, le possible être réalisé. Je n’ai aucune envie de devenir un fou comme M. Marcel. Je me sens assuré que les philosophies que nous allons attaquer sont fausses parce que celles que nous défendons sont nécessaires de la même façon que la respiration.

Démontrez-moi dialectiquement, avec une de vos raisons raisonnantes et de vos raisons raisonnées, avec vos manies d’économes et d’actuaires que nous avons tort de vouloir respirer, dormir, nager, avoir chaud l’hiver, aimer les femmes que nous aimons, marcher où nous voulons. Prouvez-nous que nous sommes contre le courant de notre histoire et nous ne nagerons pas contre lui.

Le temps des démolitions est revenu. Tous les Bauer, tous les Szeliga, tous les Duhring reprennent du poil de la bête. Que leur philosophie reçoive les coups de trique de la Révolution.


P. Nizan.